Chavirer de Lola Lafon

 

Date de parution : aout 2020 chez Actes Sud

Nombre de pages : 352

" A défaut du pardon, laisse venir l'oubli " - A. de Musset

1984. Cléo, treize ans, vit avec ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, une vie heureuse mais sans grande fantaisie, ses cours de danse à la MJC sont les seuls moments qui lui permettent de sortir de son ordinaire. Cléo rêve de devenir danseuse de modern jazz éblouie par celles qu'elle admire à la télé en introduction de l'émission de Michel Drucker tous les samedis soir. Un jour la jeune fille est abordée à la sortie de son cours de danse à la MJC par Cathy, une femme très chic, qui lui déclare qu'elle a été repérée pour postuler à une bourse délivrée par la fondation Galatée, une fondation qui aurait une vocation sociale en aidant les jeunes filles de milieu modeste à financer leur rêve. Mais c'est un piège dans lequel tombe Cléo, ni la fondation ni les bourses n'existent. Derrière cette pseudo fondation se cache un réseau de prédateurs sexuels.  Cléo sera victime d'agression sexuelle de la part d'un des faux jurés mais cette histoire l'entrainera dans un terrible engrenage car elle va accepter, contre rémunération, de recruter des jeunes filles pour la fondation. Flattée d'être l’Élue de Cathy, fière de l'intérêt de ses camarades de collège, Cléo a cependant conscience de trahir ses camarades en encourageant leurs rêves et en les envoyant dans la gueule du loup. Parmi ces jeunes filles, Betty est la plus jeune, elle n'a que douze ans et demi... " N'avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu'on ne savait pas dire non. "

2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins pour retrouver les victimes de la Fondation. Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu'il est temps pour elle d'affronter son double fardeau de victime et de coupable.

Nous suivons le destin de Cléo de 13 ans à 48 ans à travers le regard de personnes qui l'ont côtoyée durant cette période de plus de trente ans, un ami de lycée, une colocataire, son habilleuse... Nous retrouvons également la trace de Betty à travers les souvenirs de son kiné et de son neveu.

" Cléo aura treize ans pour l'éternité, 

elle se connaît à chacun des angles morts de cette éternité. " 

Lola Lafon met en scène une héroïne marquée à jamais par ce qu'elle a vécu à treize ans, une Cléo qui s'enferme dans le silence pendant plus de trente ans car elle se sent tellement coupable d'avoir jouer le rôle de rabatteuse qu'elle en oublie qu'elle est aussi une victime. Prisonnière de son silence, de sa honte et de sa culpabilité elle ne se trouve aucune excuse sociologique à ce qu'elle a fait. Lola Lafon décrit un système de prédation d'une extrême perversité, un système qui rend les victimes coupables, qui transforme les martyres en bourreaux. J'ai apprécié qu'à aucun moment le récit ne vire au glauque, Lola Lafon n'a aucune complaisance dans les scènes d'agression sexuelle, le récit de l'agression que subit Cléo est un modèle de sobriété. Ce roman est aussi l'histoire d'une famille de la classe moyenne et de ses rêves, une classe sociale où des jeunes filles rêvant d'une vie différente de celle de leurs parents se font piéger par l'affection calculée d'une Cathy qui les éblouit avec restaurants et cadeaux coûteux en leur faisant côtoyer un monde autre que le leur.
Cléo est devenue danseuse de variétés sur les plateaux télévisés de Michel Drucker puis gogo danseuse et danseuse de cabaret, sourire et faux cils obligatoires... C'est l'occasion pour l'auteure de nous plonger dans les coulisses de la vie de ces danseuses considérées comme populaires qui ne suscitent, au même titre que leur public, qu'un mépris de classe et qui subissent une intolérable exploitation, "corps à louer qui n'avaient jamais leur mot à dire et ne s'en formalisaient pas". J'ai trouvé particulièrement fort le passage au cours duquel l'habilleuse se souvient de son travail en coulisses déshabillant et rhabillant les danseuses en un temps record, danseuses comparées à des Formules 1 dont les mécaniciens s'occupent en une poignée de secondes dans les stands des circuits automobiles. L'auteure traduit à merveille le ressenti des danseuses dans leur corps, leurs multiples douleurs, l'épuisement, les blessures, les contraintes qu'elles s'infligent...

Les questions de l'oubli et du pardon traversent ce grand roman remarquablement construit. dans lequel l'auteure ne porte jamais aucun jugement. Les thèmes de ce roman sont multiples, mouvement MeToo, consentement, lutte des classes, monde de la danse, portrait de femme... ils sont tous très approfondis. Brillant, puissant, lu d'une traite.

Citations
" Il lui faudrait continuer à habiter seule cette région de la honte, au bras du virus qui l'habitait, qu'elle avait propagé."

" Ces danseurs-là, qui travaillaient pour des émissions de variétés, étaient des ouvriers de l'art, sans gloire."

L'auteure

Écrivain et musicienne, issue d’une famille aux origines franco-russo-polonaises, Lola Lafon est l’auteur de cinq romans : Une fièvre impossible à négocier (Babel n°1405), De ça je me console (Babel n°1481), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Babel n°1248) , La petite communiste qui ne souriait jamais (Babel n°1319) et Mercy, Mary, Patty ( Babel n°1618)

Dans le domaine musical, Lola Lafon compte deux albums à son actif : Grandir à l’envers de rien (Label Bleu / Harmonia Mundi, 2006) et Une vie de voleuse (Harmonia Mundi, 2011). (Source : éditeur)

Lu de cette auteure

pour accéder à ma chronique, cliquer ici