Pages

samedi 23 février 2019

Les enténébrés de Sarah Chiche

Date de parution : janvier 2019 au Seuil
Nombre de pages : 366 

Le récit commence par situer de façon édifiante le monde des années 2010 avec l'énumération des catastrophes qui se sont enchaînées après la vague de chaleur exceptionnelle qu'a subie la Russie lors de l'été 2010.

Sarah est psychanalyste à l'hôpital Sainte-Anne à Paris, également écrivain reconnue, elle travaille notamment sur Pessoa. En 2015, Sarah, en reportage à Vienne sur la prise en charge des réfugiés en Autriche, rencontre dans le musée d'Art ancien Richard K., un violoncelliste renommé internationalement, beaucoup plus âgé qu'elle. Cette rencontre va déboucher sur un amour fou, une passion dévorante malgré l'attachement de Sarah et de Richard à leur conjoint respectif " Nos yeux se rencontrent. La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d'avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront", "Nous sommes un seul et même paysage, que nous arpentons, vides de nous-mêmes et emplis de l'autre.". En effet, Sarah est en couple avec Paul, un homme que tout oppose à Richard, un intellectuel connu pour ses écrits sur le réchauffement climatique et hanté par la fin du monde. Sarah est mère d'une petite fille.

Cette passion qui consume Sarah alors que le monde autour d'elle s'embrase la conduit à explorer ses failles, à se plonger dans son histoire familiale, à s’interroger sur le poids de l'héritage familial, sur la folie qui frappe les femmes de sa famille. En effet, sa mère Ève, sa grand-mère Lyne et son arrière-grand-mère Cécile ont toutes été atteintes d'une forme de folie, bipolarité pour Cécile, schizophrénie pour Lyne, violence et délire pour Eve. Sarah se remémore l'histoire de sa mère Ève marquée par l'abandon de son père et la folie de sa mère qui, en se racontant une autre vie que celle qu'elle a réellement vécue, est devenue "l'héroïne de sa propre fiction", à tel point que Sarah se demande si tout ce qu'elle raconte sur son passé n'est pas du délire. Une mère "morte à elle-même" qui l'a élevée seule suite au décès de son père frappé d'une leucémie foudroyante alors que Sarah n'avait que quinze mois. Une folie familiale qui semble avoir pour origine les traumatismes subis par le grand-père, victime d'expériences nazies à Buchenwald et devenu lui-même monstrueux " C'était un homme, pas un père, mais tu sais c'est normal il était brisé par les camps. Quand tu vis certaines choses, après, tu deviens juste un animal." Une folie transmise de génération en génération avec laquelle Sarah a dû se construire et qu'elle tente sans doute d'exorciser au travers de son métier de psychanalyste.  

J'ai été frappée dès les premières pages par la puissance de ce roman, éblouie par la plume de l'auteure et par la force de son propos... J'ai été complètement happée par cette histoire qui à aucun moment ne s’essouffle. J'ai aimé la construction du récit qui entrelace la passion dévastatrice qui consume Sarah et Richard avec d'une part les catastrophes qui menacent le monde contemporain (et son lot de réfugiés climatiques ou politiques), avec d'autre part la barbarie nazie et la misère africaine. La folie amoureuse et les folies familiales en écho à la folie qui a frappé et frappe encore l'humanité... quel vaste sujet ! Cette construction nous plongeant dans différentes temporalités est magistralement menée du début à la fin du roman qui tout en abordant des thèmes très forts et en engendrant des réflexions fondamentales est d'une incroyable fluidité malgré la complexité du mode de narration qui voit s'enchainer dialogues, souvenirs,  rêves, hallucinations, extraits de conférences...
Sarah Chiche décortique à merveille une passion amoureuse, je n'ai jamais rien lu d'aussi fort sur ce sujet. Ce roman parle des choix impossibles, des doubles vies, des mensonges, du poids de l'héritage familial, du fardeau d'une malédiction familiale, de résilience tout en mettant en scène des personnages très forts au destin très noir qui font le choix malgré tout de croire à la vie. 
Époustouflant par sa construction et par les sujets abordés c'est un roman que je suis certaine de relire un jour, ce qui est très rare, et qui justifierait que je crée une catégorie "coup de foudre" au delà du classique "coup de cœur". J'aime beaucoup le titre des enténébrés qui évoque les ténèbres dans lesquels chacun de nous se débat, le bandeau "L'amour et les fantômes de l'Histoire" judicieusement choisi mais je trouve la quatrième de couverture un peu limitative car ce roman va bien au-delà d'une histoire d'amour fou. Ce roman d'une infinie noirceur qui nous mène de l'Autriche à la Côte d'Ivoire est cependant infiltré d'une certaine lumière, un très grand texte...


Citations
" Il arrive à Richard de penser que si mon enfant mourait, alors je quitterais plus facilement mon compagnon. Il m'arrive de penser que si Richard mourait, je serais débarrassée de l'enfer de contradictions dans lequel je croupis et je pourrais alors retrouver ma tranquillité. Il m'arrive de penser que si Paul mourait, je pourrais, avec mon enfant, quitter la France et partir vivre en Autriche. Il arrive à Richard de souhaiter la mort de sa femme. Il lui arrive de la détester d'être si aimante. Il lui arrive de me détester. Il nous arrive d'avoir envie de mourir tous les deux. "

" Et soudain, dans le parc, je vois, devant nous, empilés sur la terre crevassée, les corps des Syriens recouvrir les corps des Rwandais qui recouvrent les corps des Bosniaques qui recouvrent les corps des victimes du nazisme... des corps empilés sur des corps empilés, pyramide de cadavres qui monte jusqu'à un ciel sans oiseaux. Il n'y a plus rien. Rien n'existe plus. "

Lu dans le cadre du Prix Orange du Livre

  











L'auteure




Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. "Les enténébrés" est son troisième roman (Sources : Éditeur)









1 commentaire: