jeudi 2 avril 2020

Le silence d'Isra d'Etaf Rum



Date de parution : janvier 2020 aux éditions de l'Observatoire
Nombre de pages : 432 

" Il n'est de plus grande agonie que de garder une histoire tue en soi." Maya Angelou
1990 en Palestine. Le quotidien d'Isra, 17 ans, se résume à cuisiner avec sa mère tout en n'oubliant pas ses cinq prières par jour. Dans ce pays la place d'une femme est dans son foyer, les fils aident leur père aux champs et les filles sont considérées comme un fardeau financier. Sous le poids des traditions, Isra ne peut que se soumettre, lire est sa seule désobéissance. Mais la tradition des mariages arrangés contraint la jeune fille à se marier, elle est forcée de s’installer à Brooklyn, où vivent son époux choisi par ses parents et sa nouvelle famille. Elle doit suivre un homme qu’elle ne connait quasiment pas pour se rendre dans un pays dont la culture est complètement différente de la sienne. Ses rêves de liberté en se mariant et son espoir d'une vie meilleure aux États-Unis sont vite déçus car elle y retrouve les mêmes traditions. Les femmes sont cloitrées à la maison, seules responsables de l'éducation des enfants, les hommes travaillent très tard et sont très peu démonstratifs de leurs sentiments. Isra est sous la coupe de sa belle-mère Farida pour qui la seule chose importante est qu'Isra donne naissance à un fils car un garçon veillera sur ses parents et perpétuera le nom de la famille. Mais comble du déshonneur, Isra ne met au monde que des filles, dont la fougueuse Deya…Le seul rayon de soleil dans sa vie est Sarah, sa jeune belle-soeur avec qui elle se lie d'amitié et qui partage son amour des livres.

2008 à Brooklyn. Deya, l'aînée des quatre filles d'Isra a 18 ans et est donc en âge d’être mariée. Elle vit avec ses sœurs et ses grands-parents qui lui cherchent un fiancé, pour eux l'important depuis qu'ils vivent aux États-Unis est de protéger leur culture qui veut que les devoirs d'une femme soient le mariage, la maternité et la famille. Deya, tout comme sa mère le faisait, cherche un sens à sa vie dans les livres, elle rêve d’aller à l’université et se souvient combien sa mère était malheureuse, recluse et seule.

Quand Deya va découvrir un secret de famille bien gardé, elle va se rendre compte que les femmes de sa famille sont plus rebelles que ce qu’elle croyait et y puiser la force pour changer enfin le cours de son destin.

A travers l'histoire de femmes de différentes générations, Farda, Isra et Sarah puis Deya, ce roman décrit la condition féminine propre à cette culture  "Être la seule fille dans une maison essentiellement masculine revenait à être un paillasson sous leurs pieds". Les femmes ont des devoirs mais pas de droits, elles sont soumises à des hommes tout puissants qui n'hésitent pas à les battre au moindre mécontentement, la violence conjugale est considérée comme une normalité. L'effroyable solitude des femmes, qu'elles vivent en Palestine et en Amérique, est frappante. Leurs réactions sont diverses, certaines sont dans l'obéissance totale voire la servilité envers mari et belle-famille dans l'espoir de gagner leur amour, d'autres dans le questionnement avec rébellion à des degrés divers. L'auteure souligne l'importance pour les palestiniens chassés de leur terre et exilés en Amérique de faire vivre leur culture, leur obsession que les jeunes filles ne deviennent pas des américaines, l’importance accordée à la réputation au sein de la communauté, la peur du qu'en dira-t'on, la crainte du déshonneur.

Les sentiments des femmes des différentes générations de cette famille sont très bien analysés, on les voit sclérosées par la honte, se sentir responsables de ce qui leur arrive, dévorées par la culpabilité de se taire, de se laisser faire, de subir encore et encore mais se persuadant parfois qu'elles méritent le traitement que les hommes leur réservent, coupables de ne pas protéger leurs filles qui subiront le même sort qu'elles. On en voit certaines se rebeller mais au prix d'une perte de liens avec leur famille. Si le sort réservé aux femmes est terrible, les fils aînés n'ont pas non plus une place très enviable. Accablés de devoirs familiaux, ils doivent travailler pour toute leur famille et subir l'intrusion permanente de leurs mères pour qu'ils  donnent naissance à un fils.

Ce roman certainement d'inspiration autobiographique m'a captivée. L'auteure adopte une construction intéressante avec l'alternance des chapitres situés en 1990 et en 2008 qui montre le peu d'évolution pour les femmes en deux décennies. Ce texte met bien en évidence les tiraillements intérieurs des femmes entre respect des traditions et aspiration à une vie choisie. Cette histoire parfaitement romancée est d'une lecture extrêmement fluide, avec des dialogues de qualité, une écriture sans fioritures  et des personnages de femmes inoubliables. Un roman très puissant et passionnant d’autant plus que l'auteure montre que la littérature peut constituer une fenêtre sur le monde extérieur, sur un univers dans lequel elles vont puiser leur force, mais que ce pouvoir peut aussi être à double tranchant.
Les couvertures des romans des éditions de l'Observatoire sont toujours très belles, celle de ce roman est particulièrement magnifique, il s'agit du tableau "Women against the night" de l'artiste Helen Zughaib d'origine libanaise. 


Citations
" Ce qu'on attendait de tout bon Palestinien : épouser une bonne Palestinienne et transmettre leurs traditions à leurs enfants. Si elle ne protégeait pas leur culture, leur identité, elle finirait par les perdre."

" Elle distinguait enfin clairement la longue chaîne de honte qui reliait chaque femme à la suivante, elle voyait précisément la place qu'elle occupait dans ce cycle atroce. La vie était cruelle. Mais on n'y pouvait pas grand-chose quand on était une femme."

" Farida savait que, quoi qu'une femme puisse dire, sa culture l'emportait toujours. Même si c'était dans la tragédie. Même si c'était dans la mort."

" Le pire, c'était que ses filles connaîtraient le même sort, et qu'elle était la seule coupable."

" Je veux décider par moi-même. Je veux avoir le choix."

" Les femmes étaient éduquées dans la croyance qu’elles étaient des créatures honteuses et sans valeur qui méritaient d'être battues, éduquées à être totalement dépendantes des hommes qui les battaient."


L'auteure



Issue d’une famille d’immigrés palestiniens, Etaf Rum est née à Brooklyn. Elle enseigne la littérature américaine en Caroline du Nord, où elle réside avec ses deux enfants. "Le Silence d’Isra", classé parmi les meilleurs ventes du New York Times et applaudi par la critique, est son premier roman. (Sources : éditeur)












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