mardi 3 novembre 2015

La supplication, chroniques du monde après l'apocalypse de Svetlana Alexievitch




Date de parution : 1998
Nombre de pages : 267

J'ai lu ce livre pour découvrir cet auteur qui vient de recevoir le prix Nobel de Littérature 2015 et sur les conseils de mon amie Nicole.

Dans ce livre Svetlana Alexievitch ne parle pas "de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl".

L'auteur vit elle-même en Biélorussie "pays dont on dit maintenant que ce n'est plus une terre mais un laboratoire."
Elle ne relate pas l'événement en soi mais s'intéresse "aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l'inconnu, au mystère".
Pour elle cette catastrophe a changé le monde des biélorusses et ce qu'ils vivent est pire que la catastrophe sociale consécutive à la chute du communisme. Des années après le drame, 2 millions sur les 10 millions de biélorusses vivent en zone contaminée.

Elle a construit son livre à partir des témoignages des victimes de Tchernobyl qu'elle a rencontrés 10 ans après l'accident. Elle restitue leur histoire avec leurs mots sous la forme de monologues.
Ils racontent les maisons qu'il faut quitter précipitamment en abandonnant tout, y compris les animaux domestiques. Ce sont des scènes de guerre et d'exode. D'ailleurs, beaucoup comparent ce moment à la guerre, avec des miliciens en véhicules blindés qui viennent les évacuer. Ils évoquent le déchirement d'être arrachés à leur maison, à leur terre, à leur communauté, ils  pensent ne partir que pour quelques jours....
Ils deviennent des réfugiés, transformés du jour au lendemain en objet de curiosité, mais aussi en pestiférés qui engendrent la peur. Plus tard il disent se sentir comme des objets expérimentaux,  comme des cobayes. Ils vivent la souffrance de voir leurs enfants malades passer leur vie d'hôpital en  séjour à l'étranger pour se faire soigner. Ils voient leurs amis, leurs voisins mourir les uns après les autres. 
Les femmes craignent d'enfanter, elles vivent le fait d'enfanter comme un péché.

Des moments forts de ce livre restent gravés dans notre mémoire : Éleva jeune femme enceinte qui voir son mari mourir en 14 jours après qu'il soit intervenu comme pompier sur le site dans les premières heures. Une vieille femme restée seule au village qu'elle n'a pas voulu quitter, seule avec les chats et chiens. Les animaux domestiques abandonnés puis tués par les chasseurs pour éviter la propagation. L'homme qui, après avoir être allé dans la zone contaminée, donne sa casquette radioactive à son fils qui va ensuite mourir d'une tumeur au cerveau. Les liquidateurs expédiés sur les lieux pour nettoyer le site,  envoyés comme du matériel humain avec une simple combinaison et des gants de caoutchouc alors que les robots téléguidés étaient déréglés par les radiations. Ces liquidateurs ne peuvent rester sur le toit du réacteur que 1'30 à 2' par jour, on leur offre un salaire d'autant plus élevé qu'ils travaillent près du réacteur mais on ne leur fournit pas de dosimètre ni de machine à laver pour nettoyer leurs vêtements de travail tous les jours... La pathétique protection d'une vieille femme qui, pour se protéger des radiations, couvre sa vache et elle même d'une bâche en plastique pendant que l'animal broute dans les champs. Les hommes rappelés sous les drapeaux pour décontaminer la zone qui ne tiennent qu'en se saoulant à la vodka, ces hommes que les médias tentent de faire passer pour des héros ne sont pas venus là volontairement, ils y ont été contraints, certains finissent par perdre la raison.

Les radiations, un ennemi inconnu et invisible, un mal dont ils sont complètement ignorants et donc incapables de se protéger. Un mal qui tue d'une mort lente contrairement à la guerre. 

L'incurie et le désordre règnent au moment de la catastrophe, aucune information, aucune recommandation médicale ne sont données aux habitants. Les soldats ont ordre de se taire. Les habitants, inconscients du danger, ne portent pas toujours les maigres protections qui leur sont fournies.

Puis vient le temps de la corruption, des rumeurs, de la propagande, de la désinformation et des mensonges dans les médias après la catastrophe. Des habitants de zones en guerre en Tchétchénie viennent même se réfugier sur la terre de Tchernobyl qui n'appartient plus à personne...

Il est effrayant de voir que rapidement les biélorusses sont revenus sur leurs terres et se sont remis à revivre comme avant, "Tchernobyl était moins grave que de laisser des légumes non récoltés dans les champs". Une forme de fatalisme, mais ont-ils vraiment le choix?...Ils ont interdiction de consommer lait et produits cultivés mais pas les moyens d'acheter les produits importés et ne comprennent pas le danger devant leurs beaux produits sortant de leur potager.

Ce livre montre bien les ravages de la propagande. Les soviétiques obéissent car ils ont été éduqués dans le sens du devoir. Ils croient ce que leur dit l’État, ont confiance en lui et ont perdu tout sens critique. Ils sont incapables de prendre des décisions seuls sur ce qu'il peuvent manger ou non tellement ils ont été habitués à penser collectivement.

Dans la dernière partie du livre, les témoignages de scientifiques sont encore plus effrayants, on voit que même ceux qui avaient la connaissance ont gardé le silence. La discipline du parti, le fait d'être avant tout des communistes, leur foi dans cette société ont primé...

Ce livre est courageux, admirable, terrifiant, éprouvant, bouleversant, certains passages sont insoutenables mais c'est un livre utile et nécessaire. Il semble qu'il n'y ait que très peu de livre ou de film sur ce sujet.
C'est un livre dont on ne sort pas indemne, effrayé par le peu de valeur accordée à la vie humaine et par le poids de l'héritage soviétique...
A lire de toute urgence pour ne pas oublier...



Citations
"Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination."

"On vit... On est un homme ordinaire. Un petit homme. Comme tout le monde, on va au travail et on rentre du travail. On reçoit un salaire moyen. Et on part en vacances une fois l'an. Un homme normal, quoi ! Et puis, un beau jour, on se transforme en un homme de Tchernobyl, en une curiosité! En quelque chose qui intéresse tout le monde et que personne ne connait. On veut être comme les autres, mais on ne le peut plus. Les yeux des gens sont différents."

"Un événement raconté par une seule personne est son destin. raconté par plusieurs, il devient l'Histoire."


L'auteur
Née en Ukraine en 1948, Svetlana Alexandrovna Alexievitch est un écrivain et journaliste biélorusse, dissidente.

Journaliste de formation, elle débute dans la littérature à la faveur de la perestroïka, en 1985.
Elle a reçu de nombreux prix prestigieux pour son roman "La Supplication - Tchernobyl, chronique du monde après l'apocalypse" en 1997. Elle est aussi l'auteur de "Cercueils de Zinc" en 1990, qui recueille des témoignages de soviétiques ayant participé à la guerre Russo-afghane, et de "La guerre n'a pas un visage de femme" en 1985 qui retrace par des interviews le récit de femmes soldats de l'Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale.
Le prix Nobel de littérature 2015 lui a été attribué pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ».

2 commentaires:

  1. Avis tout à fait partagé ! C'est un livre qui nous poursuit longtemps après l'avoir refermé. Je l'ai lu, morceau par morceau, tellement il soulève le coeur.

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