Nombre de pages : 176
Intriguée et touchée par "La Petite Danseuse de quatorze ans", statue de cire de Degas, Camille Laurens part à la rencontre de cette jeune fille qui a servi de modèle à Degas.
Bourgeois nanti, Degas était un grand amateur de musique et éprouvait une fascination pour les danseuses et chanteuses. Longtemps peintre, une semi cécité l'a mené à la sculpture qui, de plus, en recourant aux trois dimensions correspondait à son désir de plus de justesse, de plus de vérité.
Marie Van Goethem, la jeune modèle de Degas, née en 1865, appartenait à une famille pauvre d'émigrés belges, elle habitait dans un des quartiers les plus pauvres de Paris et évoluait dans un milieu où les mères, souvent célibataires ou veuves, forçaient leurs filles à intégrer l'Opéra de Paris comme petit rat. Souvent, dès l'âge de 8 ans, outre un travail de 10 à 12 heures par jour 6 jours sur 7, une discipline de fer et des souffrances quotidiennes au milieu de leurs sœurs de misère, elles devaient, sous la forte pression de leur mère, trouver un riche protecteur parmi les abonnés des spectacles. Pour survivre elles vendaient à la fois leurs jambes mais aussi leur corps car l'Opéra était un lieu de libertinage à l'atmosphère malsaine très connu à l'époque, leur corps était devenu leur outil de travail. Elles étaient surnommées "Les Marcheuses".
Maigre, pas très solide et pourvue de traits peu gracieux Marie est donc devenue petit rat de l'Opéra. Le surnom de rat veut tout dire de la représentation qu'avait le public de ces jeunes filles misérables...
A cette époque le travail de la femme signifiait dépravation, une femme honnête se devait de rester chez elle... alors que dire des comédiennes et chanteuses qui étaient assimilées à prostitution et déchéance? Il est vrai que de nombreux fils de bonne famille pour qui il était de bon ton d'entretenir une liaison avec une danseuse, se sont ruinés pour des danseuses... C'était une époque où la vie des danseuses excitait la curiosité du public comme celle des people de nos jours.
Dans une première partie, Camille Laurens décrit le travail de Degas qui a réalisé des sculptures réalistes incarnant son époque et qui a retranscrit dans ses œuvres l'envers du décor, les répétitions, le travail harassant des danseuses. A propos de "La Petite Danseuse de quatorze ans", elle analyse en détail le choix de l'artiste de montrer une danseuse ordinaire et non une danseuse mythique, une petite fille travailleuse simple et solitaire dans sa vraie condition sans décor plutôt qu'une femme sensuelle, objet de plaisir, sous les feux de la rampe. "La danse n'est pas un conte de fées, c'est un métier pénible". Voulait-il dénoncer le travail des enfants?
Camille Laurens détaille les thèses qui prévalaient à l'époque sur la typologie physique et sur le déterminisme génétique des criminels, thèses qui alimenteront les classifications raciales du nazisme. Degas a-t-il forcé les traits de Marie accentuant son côté animal pour la rendre conforme à ce qu'on pensait à l'époque du faciès de la délinquante prostituée qu'elle était aux yeux de tous? Marie, petite fille misérable aux traits aztèques, a engendré des réactions hostiles et virulentes de la part du public à l'exposition de 1881. On parlait de "face de singe", "d'air vicieux", on la qualifiait de monstre au faciès criminel. Quelle était l'intention de Degas? L'a-t-il choisie pour faire "de ce petit rat issu du peuple, l'antithèse de la jeune fille de bonne famille", était-il adepte de ces thèses ou au contraire a-t-il voulu les dénoncer? A-t-il voulu dénoncer le fait qu'elle n'était qu'une enfant en précisant son âge, quatorze ans? A-t-il voulu faire de Marie le symbole de la misère sociale?
Camille Laurens détaille les thèses qui prévalaient à l'époque sur la typologie physique et sur le déterminisme génétique des criminels, thèses qui alimenteront les classifications raciales du nazisme. Degas a-t-il forcé les traits de Marie accentuant son côté animal pour la rendre conforme à ce qu'on pensait à l'époque du faciès de la délinquante prostituée qu'elle était aux yeux de tous? Marie, petite fille misérable aux traits aztèques, a engendré des réactions hostiles et virulentes de la part du public à l'exposition de 1881. On parlait de "face de singe", "d'air vicieux", on la qualifiait de monstre au faciès criminel. Quelle était l'intention de Degas? L'a-t-il choisie pour faire "de ce petit rat issu du peuple, l'antithèse de la jeune fille de bonne famille", était-il adepte de ces thèses ou au contraire a-t-il voulu les dénoncer? A-t-il voulu dénoncer le fait qu'elle n'était qu'une enfant en précisant son âge, quatorze ans? A-t-il voulu faire de Marie le symbole de la misère sociale?
Dans une deuxième partie Camille Laurens imagine Degas et Marie lors des séances de pose dans son atelier, l'artiste dessinant des esquisses préparatoires, modelant des maquettes, créant une statue de cire avec des vrais cheveux, de vrais vêtements, elle s'interroge sur la relation qui s'établit (ou pas...) entre ces deux êtres que tout sépare. La relation de Degas avec les femmes en général reste d'ailleurs assez mystérieuse, il a été décrit comme misogyne...
Dans une troisième partie Camille Laurens part sur les traces de Marie, relate les recherches qu'elle a effectuées dans les archives de l'état civil parisien, obsédée par la question : qu'est-elle devenue après avoir posé pour Degas? Marie semble avoir servi de modèle à une autre œuvre de Degas : "L'écolière", Marie aurait donc posé en tenue d'écolière avec des livres à la main, elle qui n'est jamais allée à l'école et qui n'a jamais ouvert un livre....
J'ai été passionnée par ce récit très documenté, érudit mais cependant très accessible. Camille Laurens a effectué de multiples recherches pour rédiger ce texte, elle cite tout au long de son récit de nombreuses références, des propos de Théophile Gautier, Balzac, Gauguin, Paul Valéry, des frères Goncourt, de critiques d'art... (un peu trop à mon goût...) et s'appuie sur des lettres de Degas. Elle indique en fin d'ouvrage que ce texte constitue un des volets de son doctorat "Pratique et théorie de la création artistique et littéraire ". J'ai trouvé ce texte passionnant de bout en bout malgré une légère baisse d'intérêt en fin de première partie.
J'ai découvert le terrible destin des petites filles pauvres qui devenaient petits rats de l'Opéra de Paris, c'est une histoire que je ne connaissais pas du tout. Camille Laurens nous brosse le portrait d'une époque, d'une misère sociale, fouille les intentions de l'artiste et a à cœur de ne pas trahir la vérité, de ne pas se laisser emporter par son imagination, à aucun moment elle n'invente des pans de la vie de Marie restant avec certaines de ses interrogations. Elle dit avoir eu des difficultés à quitter Marie en fin d'écriture, cela a également été mon cas en fin de lecture. Il n'est bien entendu pas nécessaire d'être spécialiste en peinture ou en sculpture pour aimer ce roman.
L'avis de Karine et celui d'Antigone nettement moins emballée que moi.
J'ai découvert le terrible destin des petites filles pauvres qui devenaient petits rats de l'Opéra de Paris, c'est une histoire que je ne connaissais pas du tout. Camille Laurens nous brosse le portrait d'une époque, d'une misère sociale, fouille les intentions de l'artiste et a à cœur de ne pas trahir la vérité, de ne pas se laisser emporter par son imagination, à aucun moment elle n'invente des pans de la vie de Marie restant avec certaines de ses interrogations. Elle dit avoir eu des difficultés à quitter Marie en fin d'écriture, cela a également été mon cas en fin de lecture. Il n'est bien entendu pas nécessaire d'être spécialiste en peinture ou en sculpture pour aimer ce roman.
L'avis de Karine et celui d'Antigone nettement moins emballée que moi.
L'auteur
Camille Laurens est une romancière française née en 1957. Agrégée de lettres, elle a enseigné à Rouen puis au Maroc, où elle a passé douze ans.
Son
premier livre, "Index" est publié en 1991. Il ouvre une tétralogie,
dont les autres parties sont : "Romance", "Les Travaux d'Hercule" et
"L'Avenir".
Entre le troisième et le quatrième volet, survient le
drame personnel qu'elle a vécu en 1995, avec la mort de son enfant.
Cette douleur sera à l'origine de "Philippe" en 1996.
En 2000, elle obtient le prix Femina avec "Dans ces bras-là".
Lu du même auteur
pour accéder à ma chronique, cliquer ici
9ème participation au Challenge Rentrée Littéraire 2017
instructif, et très agréable à lire, une réussite!
RépondreSupprimeril ne pouvait que te plaire celui là !
SupprimerJ'adore ta chronique dans laquelle je sens enthousiasme que j'ai moi-même éprouvée à la lecture de ce livre passionnant. J'en profite pour te remercier pour le lien que tu as édité vers mon article. Cela me touche beaucoup.
RépondreSupprimerQu'il est beau ce livre ! Passionnant, instructif...
SupprimerLu il y a bientôt 2 mois, je l'ai à l'esprit comme si je l'avais lu hier... c'est un signe...
Beaucoup d'émotion à la lecture de ce livre qui retrace une vie de très jeune besogneuse si mal reconnue. Les interrogations sincères, nuancées, pudiques de l'autrice, nous font vivre les difficultés de parcours de ces familles qui n'ont pas d'autres choix que la misère et l'exploitation. Son travail incroyable de recherches précises, assidues, sa manière de mettre en résonnance sa propre famille à cette même époque m'ont troublée et transportée.
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