mardi 5 avril 2022

Les abeilles grises d'Andreï Kourkov

 



Date de parution : janvier 2022 chez Liana Levi
Nombre de pages : 400

Traduit du russe par Paul Lequesne

En 2017, dans le Donbass, dans un petit village abandonné de la "zone grise", véritable no man's land coincé entre l'armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes, vivent deux derniers habitants, deux laissés-pour-compte accrochés chacun à sa maison : Sergueïtch et Pachka. Depuis trois ans le village est coupé du monde, déserté par ses habitants qui ont fui la guerre opposant ukrainiens et séparatistes pro-russes alors que la Russie annexait la Crimée. 

Sergueïtch et Pachka, ennemis depuis l'enfance, sont contraints de s'entraider malgré leurs points de vue divergents sur le conflit. Pachka se ravitaille auprès des russes alors que Sergueïtch reçoit de temps en temps la visite d'un soldat ukrainien devenu son ami. L'écho des tirs d'artillerie au loin leur sont devenus coutumiers, ils n'y prêtent plus guère attention malgré les quelques obus qui éclatent parfois près de leurs maisons. Ils survivent sans électricité, s'éclairent avec des cierges récupérés dans l'église détruite et se chauffent grâce à leur poêle à charbon.

Sergueïtch est apiculteur, ses abeilles, à qui il voue un véritable amour, donnent un sens à sa vie. Le printemps venu, il décide de partir avec ses abeilles pour leur trouver un endroit plus calme en confiant les clefs de sa maison à Pachka, son ami-ennemi. Avec ses six ruches chargées dans la remorque de sa vieille voiture, il part pour quelques mois à la recherche d'un endroit où il ne risquera pas de perdre ses abeilles effrayées par les tirs quand il les lâchera, une zone où les fleurs poussent encore. " Il conduisait là où régnait le calme, là où l'air s'emplissait peu à peu de la douceur des fleurs des champs, où la symphonie de ces fleurs serait bientôt soutenue par celle des cerisiers, pommiers, abricotiers et acacias."

A l'occasion de ce voyage qui va le mener des douces prairies de l'Ukraine de l'ouest jusqu'auprès des minorités tatars des montagnes de Crimée il va se rendre compte de l'omniprésence de la surveillance russe.

Andreï Kourkov décrit à merveille la monotonie des journées d'hiver, les journées que passe Sergueïtch à méditer et à passer en revue ses souvenirs. La première partie du roman peut de ce fait apparaitre un peu monotone, les deux amis-ennemis, dont l'affection perce derrière la rudesse, survivent comme ils peuvent, font un peu de troc et se réconfortent à coups de soirées arrosées de vodka. 

Dans la deuxième partie du roman, le périple entrepris par Sergueïtch lui fait vivre quelques péripéties qui lui font prendre conscience du poids des autorités russes. Arrêté lors de multiples contrôles, parfois malmené, souvent regardé avec méfiance par ses compatriotes ukrainiens car il vient du Donbass, région que la Russie a en partie annexée, cet apiculteur pacifique et ignorant des tenants et aboutissants du conflit découvre la réalité de la menace qui pèse sur son pays.

L'auteur a choisi un héros particulièrement simple, humain et attachant doté d'une très belle philosophie de vie. J'ai admiré sa sérénité malgré le bruit des canons, son accommodation à la solitude, sa recherche du silence, du calme et d'une vie en accord avec les abeilles et donc avec la nature, sa croyance dans les vertus bénéfiques des abeilles qui apportent le bien-être aux personnes qui s'allongent un moment sur leurs ruches lors de séances d'apithérapie, son émerveillement devant la nature en Crimée. Un homme qui se dit que "les humains pourraient apprendre des abeilles. Les abeilles, grâce à leur discipline et leur travail, avaient construit le communisme dans les ruches. Les fourmis, elles, étaient parvenues à un vrai socialisme naturel. N'ayant rien à produire, elles avaient juste appris à maintenir l'ordre et l'égalité. Mais les humains ? Il n'y avait chez eux ni ordre ni égalité."

Le contraste entre la simplicité, parfois même la naïveté de Sergueïtch et l'arrogance des Russes qu'il rencontre est saisissant.

Andreï Kourkov est un auteur ukrainien majeur, ce roman a été publié avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et résonne de façon bien triste avec l'actualité. D'une écriture très sensorielle il décrit le quotidien de simples humains dans un  pays en guerre soumis à une violence omniprésente. Un roman essentiel.


L'auteur



Andreï Kourkov est un écrivain ukrainien de langue russe. Né en 1961 il vit à Kiev depuis de très nombreuses années. Il débute sa carrière littéraire pendant son service miliaire alors qu'il est gardien de prison à Odessa. Son premier roman, "Le Pingouin" remporte un succès international. Son œuvre est aujourd'hui traduite en 36 langues. " Les abeilles grises" est son dixième roman publié en France.



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