mardi 12 septembre 2023

Naufrage de Vincent Delecroix

 

Date de parution : aout 2023 chez Gallimard
Nombre de pages : 144

" On aurait voulu que je dise : Tu ne mourras pas, je te sauverai. Mais moi j'ai dit : T'entends pas. Tu ne seras pas sauvé. Je ne t'ai pas demandé de partir."

En novembre 2021, le naufrage d'un bateau de migrants dans la Manche a causé la mort de vingt-sept des vingt-neuf personnes embarquées. Malgré leurs nombreux appels à l'aide, le CROSS, centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage, n'a pas envoyé de secours. Fait aggravant, une opératrice, officier de marine, a tenu des propos très déplacés vis à vis des migrants cette nuit-là, propos qui ont été enregistrés.

Dans cette fiction inspirée d'un fait réel, Vincent Delecroix se met dans la tête d'une opératrice chargée de surveiller le trafic maritime et de coordonner les secours si nécessaire. Son métier c'est d'aider chalutiers, cargos, plaisanciers et migrants en danger. La nuit du drame elle a reçu quatorze appels désespérés d'un des naufragés. 

Vincent Delecroix imagine que cette femme est convoquée dans le bureau de la gendarmerie maritime qui veut entendre sa version des faits, entendre de sa bouche la façon dont elle a vécu cette dramatique nuit. La question est d'établir s'il y a eu défaillance, erreur de jugement avant une éventuelle inculpation pour non-assistance à personne en danger.

Le roman est un long monologue de cette opératrice face à une capitaine de gendarmerie qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, qui lui ressemble tellement que peut-être est-ce à elle-même, à sa conscience, qu'elle s'adresse dans ce huis-clos glaçant. Ce qui frappe c'est le détachement de cette opératrice, son absence d'empathie, certains de ses propos d'un grand cynisme mettent vraiment mal à l'aise. Elle revendique le fait qu'elle n'est pas engagée dans une ONG et ne défend aucune cause, qu'elle n'a à avoir ni convictions, ni états d'âme dans un métier qui demande juste qu'elle soit efficace  " mon métier, ce n'est pas de m'intéresser à la vie de ces gens ni de m'émouvoir de leur souffrance, prétendue ou réelle, c'est de les sortir de la baille si nécessaire."

Hormis un court passage très fort dans lequel l'auteur raconte le naufrage de façon remarquablement distanciée sans jamais tomber dans le pathos, le roman est constitué entièrement de ce monologue.

Est-on face à une défaillance humaine ou à un mal plus profond qui ferait de l'opératrice un monstre ? Quelle est sa responsabilité dans le drame ? Ce roman dur et très dérangeant pose de multiples questions dont celles de la responsabilité collective et individuelle, de l'inaction, de l'indifférence en décrivant, sans jamais porter de jugement moral, l'inhumanité banale d'une femme qui n'est pourtant pas un monstre. L'indifférence de cette femme nous renvoie à notre propre indifférence collective face au drame des migrants. Un roman puissant et nécessaire, porté par une plume très littéraire.


Citation

" Je ne suis pas seule, sur le rivage, je ne suis pas la seule à regarder de loin et à l'abri le spectacle interminable, nuit après nuit, des naufrages."

" La vérité, c'est que pour sauver les gens il ne faut tout simplement pas penser à eux et il ne faut pas avoir affaire à eux comme s'il s'agissait d'individus singuliers. On sauve des vies, pas des individus."

" Leur voix, c'est le chant des sirènes, alors il faut résister et se boucher les oreilles en écoutant. Il faut se dire Tu ne m'attraperas pas avec tes paroles, avec tes pleurs et tes supplications. Ne cherche pas à m'attirer auprès de toi, ne cherche pas à me faire connaître ton visage, je n'ai pas besoin de connaître ton visage, je ne veux pas le voir, ni le visage de ceux qui t'entourent... Si tu veux que je t'aide, je dois rester au sec. Alors arrête de parler et de me dire que tu as peur."


L'auteur 



Vincent Delecroix est romancier et philosophe. Il a reçu en 2009 le Grand Prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de ses ouvrages.

Photo : Francesca Mantovani © éditions Gallimard


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire