jeudi 11 mars 2021

Les enfants sont rois de Delphine de Vigan

 

Date de parution : mars 2021 chez Gallimard
Nombre de pages : 352

Mélanie Claux a été fascinée par les émissions de téléréalité dès leur apparition aux débuts des années 2000, elle avait même tenté sa chance sans succès à l'époque, elle avait alors 17 ans. Devenue adulte et jeune maman de Sammy elle remplit le vide de sa vie avec Facebook où elle entre en contact avec d'autres mamans. Pour combler son ennui, sa solitude et assouvir son besoin d'exister, d'être aimée, elle qui a toujours senti que ses parents préféraient sa sœur, va se prendre au jeu des réseaux sociaux où elle voit des gens afficher leur éternel bonheur. Elle décide d'exister comme une super maman, de donner l'image de la maman parfaite. Elle exhibe ses enfants du matin au soir sur son compte Instagram "Mélanie Dream", elle y raconte leur journée à travers des stories dans une sorte de téléréalité familiale autogérée. " Mélanie voulait être regardée, suivie, aimée."

Lorsque sa fille Kimmy a eu deux ans elle a aussi créé une chaîne familiale sur YouTube "Happy Récré" qui, au bout de 4 ans, est suivie par cinq millions d'abonnés  "Il lui semblait avoir trouvé une place dans le monde, un endroit pour exister... elle rêvait d'un monde de solidarité et d'échanges. Un monde dont elle serait la reine." Les enfants, filmés en permanence, lancent des défis, des jeux et surtout pratiquent le Unboxing, l'ouverture de paquets, leur mère excelle dans le placement de produits,  chaque geste est calculé, les marques les inondent de produits dont ils font la promotion. Mélanie a fait de ses enfants des  influenceurs. L'appartement est envahi de jouets que les enfants n'ont même pas eu le temps de désirer. Devenus des stars de YouTube ils signent des autographes lors de meet-up, "Happy Récré était leur vie ". Le mari de Mélanie quitte son travail pour aider sa femme, la famille entière vit des revenus du travail de leurs enfants. 

Clara Roussel a vécu dans un monde complètement opposé. Petite comme une enfant, cette fille de profs militants a été élevée d'une toute autre façon, déconnectée du numérique et du consumérisme à outrance. Solitaire, elle se sent souvent décalée, inadaptée. Elle est devenue procédurière à la brigade criminelle, son métier consiste à consigner scrupuleusement toutes les étapes des enquêtes. Elle n'a pas d'enfant par choix. " Elle est cette femme fébrile, cette femme à la mélancolie inavouée qui ne parvient plus à suivre le mouvement général."

Ces deux femmes se rencontrent en novembre 2019 quand Kimmy, 6 ans, disparait lors d'une partie de cache-cache avec son frère et des petits voisins dans le parc de leur résidence huppée de Châtenay-Malabry. Clara Roussel est l'inspectrice chargée d'enquêter sur l'enlèvement de Kimmy, la fille de Mélanie.

J'ai adoré ce roman de Delphine de Vigan qui se lit d'une traite. Elle m'a immergée dans un monde parallèle, un monde virtuel dont je ne soupçonnais qu'en faible partie l'existence. Elle mélange habilement les genres dans cette histoire construite comme un polar qui se termine en dystopie en 2031.

Elle met en scène deux femmes issues de la classe moyenne qui évoluent dans deux mondes complètement opposés. L'une veut être dans la lumière et expose (et vend) son bonheur familial sur les réseaux, l'autre choisit l'ombre. Elles ont la solitude en commun. En effet Mélanie, qui pensait vaincre sa solitude, finit enfermée dans une autre solitude dans un monde virtuel, riche à millions, sans véritables amis mais adorée par sa communauté de fans avec qui elle "partage" en continu son bonheur familial mis en scène, leur joie contrefaite. C'est une femme qui rêve sa vie "embellie par les filtres et les pluies de paillettes" plutôt que de vivre dans le réel et qui a créé autour d'elle une communauté, une famille de cœur, qui la soutient plus que ses propres parents lors de la disparition de Kimmy.

Même si elle affirme que les enfants sont d'accord et s'amusent, "vous savez, chez nous, les enfants sont rois",  elle leur vole leur enfance, viole leur intimité qu'elle expose sur les réseaux sociaux. Une odieuse exploitation commerciale de ses enfants dont elle semble ne pas réaliser les risques et qui est une forme de maltraitance invisible. Ces enfants esclaves, transformés en singes savants, accomplissent un travail harassant qui les isole des autres enfants et les expose au pire.

Delphine de Vigan fait le lien entre la téléréalité et l'arrivée d'internet et des réseaux sociaux qui a décuplé le champ des possibles. Elle explore l'évolution de notre rapport à l'image, à l'intime, de la téléréalité à nos jours et même au-delà puisqu'elle termine son roman en 2031 en s'interrogeant sur ce que deviennent ces enfants, sur les dommages psychiques de cette exposition précoce. Elle nous décrit l'envers du décor mais nous tend aussi un miroir car qui d'entre nous ne s'est pas laissé un jour happé par la télé-réalité et les réseaux sociaux " Cela vous aspire et vous effraie à la fois. Je n'avais pas envie de le faire et en même temps, je ne pouvais pas m'en empêcher."

Un roman qui brosse un tableau très convaincant de notre époque où certains ne vivent que pour être vus et qui alerte sur les dérives et les dangers de l'exposition sur les réseaux sociaux. Un tableau d'une société de l'image mais aussi de la surconsommation et de la malbouffe. Un récit très vivant et très réaliste dans lequel l’auteure insère des procès-verbaux de la brigade criminelle en charge de l'enquête sur la disparition de Kimmy, les vidéos postées par Mélanie y sont décryptées par Clara. Une histoire captivante et effrayante menée d'une main de maitre avec deux héroïnes aussi émouvantes l'une que l'autre, sans parler bien entendu des enfants.

 

Citations

" Nul besoin de fabriquer, de créer, d'inventer pour avoir droit à son "quart d'heure de célébrité". Il suffisait de se montrer et de rester dans le cadre ou en face de l'objectif " 

" Ils voulaient passer à la télévision pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision."

" Vivre pour être vu, ou vivre par procuration."

" Elle est cette femme fébrile, cette femme à la mélancolie inavouée qui ne parvient plus à suivre le mouvement général." 

" Tout est partagé. Et plus que jamais le partage est sa raison de vivre."

 
 
L'auteure 
Delphine de Vigan est une romancière française. Son premier roman, "Jours sans faim" est paru en 2001 sous le pseudonyme de Lou Delvig.  En 2008, "No et moi" reçoit le Prix des Libraires, une adaptation au cinéma a été réalisée par Zabou Breitman, film sorti en novembre 2010.
En 2011, elle obtient le prix du roman Fnac, le Prix Roman France Télévisions et le Prix Renaudot des Lycéens pour "Rien ne s'oppose à la nuit" ainsi que le grand prix des lectrices Elle 2012. En 2015, elle a publié un nouveau roman "D'après une histoire vraie" couronné par le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens. Le roman est adapté pour le cinéma par Roman Polanski avec Éva Green et Émmanuelle Seigner. 

 

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3 commentaires:

  1. je note ton enthousiasme ! j'ai prévu de lire ce livre, car je m'inquiète de voir de plus en plus des enfants mis en scène par leurs parents, pas sur youtube que je fréquente peu, mais sur Instagram, où des blogueuses lifestyle postent tous les jours photos et vidéos de leurs enfants, avec tous les dangers que ça implique... et cela contamine même certaines blogueuses littéraires...

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  2. Une autrice que je n'arrive pas à lire, surtout à avoir envie de la lire

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