Date de parution : janvier 2023 chez Gallimard (Scribes)
Nombre de pages : 240
PREMIER ROMAN
Un dimanche soir pluvieux à Lille le narrateur pédale à toute allure pour livrer des repas chauds, il ne voit pas la voiture qui arrive sur le côté et le percute violemment. Il en sort avec un bras cassé, un vélo et un téléphone détruits et une pizza quatre fromages explosée sur le sol. Après cet accident, l'algorithme de l'application ne veut plus de lui, il est "suspendu, convalescent, indisponibilisé". Bref, il se retrouve sans ressources. Après avoir quelque temps offert son épiderme pour des tests de produits pharmaceutiques, il abandonne son travail de cobaye de laboratoire pour devenir "client mystère". Un client mystère est un particulier mandaté par les grandes entreprises pour jouer aux clients afin d'évaluer les performances des employés à leur insu. Il va devenir l'Homme invisible qui va vérifier la qualité du service, évaluer l'amabilité des employés, la propreté de leurs tenues, leur résistance à la mauvaise foi du client qu'il incarne. Il délivre des "satisfaisants-conformes" pour qualifier l'accueil, la propreté, l'ambiance... et doit mettre en lumière les insuffisances et les comportements fautifs des salariés. Il doit rester anonyme et à chaque mission se glisser dan la peau d'un nouveau personnage.
Il va progresser dans ce milieu, enquêter à bord des trains et des Centers Nature. Il ne sait pas qu'il a mis le doigt dans un terrible engrenage.
Ce roman sur le monde du travail à l'époque de l'ubérisation n'est pas un témoignage d'un employé victime de ce système mais un roman à dimension sociologique sur les dérives d'un certain monde du travail contemporain, un texte entre documentaire et fiction.
Mathieu Lauverjat met en scène les livreurs payés à la tâche, en permanence sur le qui-vive, leur obsession de livrer chaud, suspendus aux bips de l'application qui les envoient livrer une commande à l'autre bout de la ville, obsédés par les notes que vont leur mettre des clients le plus souvent incapables de leur témoigner le respect le plus élémentaire. Il décrit les petits boulots aliénants, la compétition entre ces esclaves des temps modernes, la déshumanisation du travail dans une société où algorithmes et plateformes ont pris le pas sur l'humain.
Mathieu Lauverjat a eu l'intéressante idée de faire passer le narrateur de l'autre côté du système, lui qui était noté par les clients devient celui qui note les employés qu'il est chargé d'évaluer en devenant Client mystère. Il décrit avec justesse l'évolution psychique du narrateur, ses sentiments, sa honte de devoir pousser des employés dans leurs retranchements pour évaluer leur capacité à gérer leur stress, l'imprévu, l'urgence et la tension, "en fait, je me sens sale".
Un style vif, par moment virevoltant, incisif et réaliste, des scènes très visuelles, un rythme soutenu pour une satire où le romanesque a une large place. Mathieu Lauverjat se lâche complètement avec le vocabulaire du management contemporain, un vrai délice. Un ton décalé, de l'humour, on sourit mais on rit jaune également. Juste un bémol sur la fin un peu trop granguignolesque à mon goût.
On imagine l'importante documentation sur laquelle l'auteur s'est appuyé pour écrire ce premier roman très réussi sur les dérives du monde du travail. On ne regardera plus jamais les livreurs du pizzas de la même façon, on n'écoutera plus les annonces commerciales dans les trains de la même façon après avoir lu ce roman.
A noter la couverture parfaitement bien choisie pour symboliser les tentacules d'un certain système où la note est devenue un outil de management. Un monde de la note, le culte de l'efficacité, des missions qui tombent selon la géolocalisation de l'employé dont la traçabilité est assurée par un algorithme, un monde du travail complètement déshumanisé. Tout cela fait froid dans le dos.
Nicole a été autant séduite que moi pour ce délicieux roman.
Citation
" Moins tu travailles, moins tu peux travailler. Car le droit ne régente pas cette étrange contrée de travailleurs intermédiaires. Zéro responsabilité, nulle fiche de paie, nulle présomption de salariat."
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